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La sardine à Prosper

En passant devant la niche où trônait Saint-Pierre entre deux bouquets de Monnaie du Pape passablement poussiéreux, Marcel avait encore souri.

 

Je dis encore, car il en était ainsi tous les soirs, au moment où, revenant prendre « le frais » sur la route des calanques, nous entrions à Cassis en suivant le quai, devant le petit tribunal de pêche dont le mur s'honorait et s'honore encore de loger la niche en question. Pourquoi cette subite gaité de mon compagnon de promenade ?

Certes l'esthétique du brave Saint-Pierre n'avait rien pour provoquer l'admiration, mais rien non plus pour provoquer le rire.C'était, ma foi, un saint comme un autre, un peu passé, dont la tiare et le manteau s'écaillaient, se craquelaient sous les morsures du soleil et les soufflets des embruns, un brave Sain-Pierre, un peu moyenâgeux par la maigreur.

Il est vrai qu'on lui avait repeint son énorme barbe en noir et ses cheveux bouclés en jaune d'or. Mais cela ne paraissait pas suffisant pour expliquer le sourire d'un homme d'esprit.

Flairant une savoureuse histoire, je demandais à Marcel le motif de sa soudaine gaieté en passant devant l'oratoire.

 

- Ah, mon pauvre André, me dit-il en me frappant sur l'épaule, tu n'es décidément plus d'ici ! Etre né à Cassis et ne pas connaître l'histoire de la Sardine à Prosper, c'est presque impardonnable…

 

J'avouais mon ignorance. Quand on a quitté un pays depuis plus de vingt ans, on y revient en étranger presque. Tant de visages qu'on a aimés ne sont plus, tant de choses ont changé. Et les souvenirs anciens dégringolent chaque jour davantage dans l'abîme du passé, poussés sans cesse par d'autres plus jeunes et plus vivants.

 

- Eh bien, reprit Marcel, je vais donc te la conter la fameuse histoire… Et il me conduisit sur la terrasse du « Mistralien », sur le quai même, à quelques mètres du mystérieux 

Saint-Pierre à barbe noire et à cheveux d'or, une toute petite terrasse bordée de fusains sombres, abritée du soleil par une vaste tente blanche zébrée de rouge qui claquait au moindre vent.

 

Qu'on était bien là pour écouter une histoire ! C'était le commencement d'un beau soir d'été. Voiliers et barques s'endormaient dans le petit port tranquille… Peu de promeneurs. Pas d'autres bruits que la chanson du vent dans le fouillis des mâtures et le dernier cri des cigales dans les branches des pins du square tout proche.

 

Et Marcel commença :

« Il y a des années que notre Saint-Pierre est là, dans sa niche, à contempler la vie de notre petit port. Il est, tu le sais, le « Patron » des pêcheurs. Même le plus mécréants des « pescadous » qui jurent par tous les saints, ne le prendront jamais à partie. Cela porterait malheur.

 

Prosper était le patron de la « Marianne », une des belles barques de Cassis vers 1890, époque où les petits bateaux de pêche prenaient lentement le large, voiles déployées, comme de grandes et belles mouettes !

 

Au début du printemps de cette année, la malchance poursuivait Prosper. Quinze jours s'étaient passés sans qu'il eût pris la moindre sardine. Chose étrange, les patrons pêchant dans les eaux voisines revenaient, la barque chargée à couler.

Prosper était désespéré et furieux. La bonne Marianne, son épouse, marraine

de la barque, résolut de faire une neuvaine à Saint-Pierre.

 

- Tu verras, disait-elle à son mari, Saint-Pierre est bon. C'est le patron des pêcheurs, 

  il m'écoutera.

 

Prosper reprit confiance. La neuvaine commença. Cierges, bouquets prières, la pieuse Marianne y mettait tout son cœur.

 

Au soir du neuvième jour Prosper, qui n'avait encore rien pris de la semaine, revient les filets déchirés,

                                                                                             avec… une sardine !

Prosper prit la sardine, sauta sur le quai et, passant devant la niche, la jeta à la figure du saint, heureusement protégé par une petite grille :

 

- Tien, attrape, menteur, ça t'apprendra à rouler les gens. Ah ! Je t'en ficherais, moi des cierges et des bouquets….

 

Ayant ainsi soulagé son cœur, il rentra chez lui, se coucha sans souper, sans rien dire à la pauvre Marianne… qui en aurait fait une maladie.

 

Eh bien, crois-le ou non, le lendemain, Prosper retourna à la pêche, revint la barque chargée presque à couler. Pas une maille de filet où ne gigotât une sardine. Même, qu'un magnifique thon s'était pris, lui aussi, je ne sais comment !

Prosper triomphait ! Pas de doute... Saint-Pierre, pris de peur, s'était dépêché de faire un miracle.

 

 

- Hein, dit-il, en embrassant sa femme ravie ? Tu le vois s'il m'a écouté, Saint-Pierre. T'aurais pu continuer à lui porter des cierges.

Moi... « je lui ai parlé »…

 

 

Et à Marianne épouvantée, il conta l'histoire de la sardine.

 

Prosper crut ferme jusqu'à sa mort avoir obtenu, grâce à son énergie, le miracle que Marianne avait en vain attendu de sa neuvaine. »

Un récit de Lubin SUSINI, Directeur Honoraire de Cours Complémentaire.

Cassis en Provence - Lettres de mon grenier - Au temps des Moulins à vent et des Voiles blanches - 1953

Illustrations : Images du Web

 

Histoire proposée par Gabriel Lion

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