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Chapitre VIII

 

Ils apprirent à éviter les grands chemins. Leurs promenades se réfugiaient au maquis des hauts–plateaux ou se faufilaient dans les vallats secrets ; merveilleusement solitaires. Ou bien ils s’enfonçaient dans les pinèdes de la colline qui se prolongent sur des kilomètres, sans solution de continuité depuis les bois du « domaine » – et ils avaient l’illusion, jusque sur les crêtes du mont Ribaou, d’être chez eux encore, dans un haut–lieu inexpugnable, soustrait à l’atmosphère toxique et d’où l’on n’entendait plus même les lourds camions des transports militaires passer en trombe à toute heure sur la route et apporter au village le ravitaillement quotidien des haines. (p. 96) Esquivant la traversée de l’odieux village, par les sentiers de la colline et par des raccourcis infréquentés, Etienne et Ida gagnaient, plus loin que la plage de sable et de varechs, au pied de la falaise, les rochers déserts. Là, face à l’horizon bleu, dans un creux solitaire de rousses roches éboulées, plus rien que le spectacle éternel de la mer et du ciel. Emplissant les pins qui revêtent la pente inférieure, au–dessous de l’abrupte muraille crénelant l’azur de son ocre éclatant, l’hymne solaire des cigales évoquait les jours bénis de l’éden insulaire où jadis ils avaient goûté les joies les plus pénétrantes de leur union. Flottant, les yeux fermés, pesanteur abolie, au tiède hamac des eaux bleues – ou bien allongés sur une dalle rugueuse, se livrant au baiser de l’Astre divin – ils évoquaient ces souvenirs merveilleux, lointains et proches à la fois comme d’une autre vie antérieure. Et la nostalgie de l’Ile bienheureuse*(ô forfait ! convertie en un « dépôt de prisonniers » !) les harcelait ensuite lorsque, remontés chez eux dans l’incandescence de midi, l’ombre du home aux volets clos prolongeait l’alanguissement de la sieste sur le divan – les « heures coloniales » – jusqu’au lever de la brise de mer et aux résurrections spirituelles, sous la lampe. Mais il y avait encore – sortilège de l’été provençal !- les nuits chaudes et cristallines, sans un souffle, où les époux cherchaient en vain le sommeil, à peine vêtus, aux hamacs de la terrasse, les nuits d’aphrodisiaque touffeur où ils erraient, enlacés, dans le bois de pins, sous les étoiles palpitantes, jusqu’à l’heure plus fraîche où Vénus se levait, éclatante, au ciel oriental blanchissant la crête du mont Diadème… Et le poète auréolait d’un nouvel épisode cette chair bien–aimée qu’il avait possédée à la face du ciel et de la mer, mêlant ses soupirs de volupté au ressac des vagues et aux cris des goélands sur la falaise, dans l’éblouissement du soleil zénithal. Vinrent l’époque des raisins, l’atténuation de la canicule, l’heure quotidienne du couchant passée dans les vignes, à s’infuser la griserie faunesque des grappes sucrées ; la saison des figues, les orages de septembre, le mistral, les jours plus courts ; et ce furent les premières flambées de pommes de pin dans l’âtre où se chauffaient les chats frileux ; les volets clos et la lampe allumée dès cinq heures, avec l’élargissement des nobles soirs : Ida au piano, Etienne à sa table de travail… » (p.100–101)

 

La « Bella Venere », in « Le Dernier Satyre », Amiens, Librairie Edgar Malfère 1923

 

« Vous l’aimez, dites-vous, Cassis, ce parfait résumé des petits ports méditerranéens ? Ah, Monsieur, si vous l’aviez connu avant l’invasion industrielle !... Ce matin-là, ma pauvre Miette voyait pour la première fois le ciel de pur cobalt et sa lumière d’apothéose sur la mer indigo. Les collines calcaires et leurs bois de pins, le cap Canaille et sa formidable falaise ocre rouge ; cet éclatant décor enchantait les yeux de la septentrionale. Le long du quai aux maisons peintes, chébecs, tartanes, lesteurs, entrecroisaient leurs agrès vernis de lumière. Sur une goélette, des matelots bariolés (et même un nègre en jersey rouge), à l’ombre d’une voile, mangeaient la bouillabaisse, en buvant à la régalade le jet d’un poûro clissé. La scène nous captiva… » (p. 26-27).

Au début de « L’Epopée martienne » (1921) 

 

Le narrateur et sa compagne  croient pouvoir, pendant deux jours de vacances, échapper à la panique et aux destructions provoquées par les subites attaques lancées contre la Terre par les Martiens. Les voici à Cassis :

« Hors de la civilisation en démence, blottie au fond de sa baie plus harmonieusement composée qu’un décor d’opéra, entre un long promontoire d’ocre rouge et de blanches collines mi-vêtues de larges pans de pinèdes, comme il nous apparut paisible, de loin, le petit port de Cassis ! Quel souriant farniente  respiraient ces villas roses parmi les pentes de vignes et les terrasses d’oliviers ; et ce quai aux maisons peintes, aux couleurs de l’arc-en-ciel et de l’aube ! Même aujourd’hui, quelles heures indulgentes et douces offrait encore la vie, à l’ombre fraîche des platanes, sur ce Cours en miniature ! » 

Mais il faut déchanter. Un soviet a pris le pouvoir dans le village, réquisitionne hommes et vivres, prend les femmes pour sa soldatesque et sème la terreur. Il faut s’échapper:

«  Tout vibrants de révolte impuissante contre l’odieuse tyrannie, secoués par l’horreur de la face humaine, tels Loth et son épouse fuyant Sodome et Gomorrhe, nous dépassâmes les dernières maisons du quai, vers l’ouest… Joie ! Ce chemin n’était pas encore gardé ! La voie était libre, vers le Salut !

Le cœur battant d’espoir et d’aveugle résolution, nous résolûmes de le suivre jusqu’où il cesserait, puis au-delà de piquer tout droit, en dépit de tous les obstacles, à travers le désert de rochers sauvages qui nous séparaient de Marseille, sur une quinzaine de kilomètres…

Après avoir franchi un petit plateau boisé de pins centenaires, le chemin descendit au fond d’une abrupte crevasse et contourna une sorte de bras de mer en cul-de-sac, étroit et sinueux : la première calanque.

La solitude était complète dans ce fjord ensoleillé. Nous longeâmes une carrière abandonnée (celle exploitée s’ouvrait sur l’autre rive) puis nous ralentîmes le pas. Un simple sentier, à présent, s’élevait en corniche au long de la pente calcaire, boisée à droite, nue à gauche sauf de rares buissons jaillissant des crevasses, et plongeant à pic dans l’indigo sombre des eaux qui se confondaient, à quelques cent mètres, avec la mer.

- Tu vas être éreintée, ma pauvre petite, asseyons-nous, dis-je en montrant un bloc calcaire ombragé par un gros genévrier. Le soleil est déjà bas ; la nuit va nous surprendre…

- Bah ! nous ferons du camping au fond d’une calanque. Nous aurons à manger tes pilules d’aliment ; ce doit être exquis !

- Nous aurons les étoiles, fis-je, réconforté par la vaillance de mon adorable compagne.

Nous reprîmes le sentier en corniche dominant la calanque, face à la mer libre. Invisible pour nous derrière la crête rocheuse, le soleil se couchait. Dans l’azur pâlissant, des flocons de cirrus étaient tout roses. Des bouffées de fraîcheur nous arrivaient sur la joue droite.

L’ivresse exaltée de révolte dans laquelle nous marchions depuis Cassis, comme dans une nuée, tomba peu à peu. La sereine majesté du paysage nous pénétrait, à notre insu. Et notre découragement fut de brève durée lorsque nous nous vîmes tout à coup à l’extrémité d’une pointe sans issue, derrière laquelle miroitait une nouvelle calanque, moins profonde mais plus large que la première.

- Oui, c’est ennuyeux, fit Raymonde, comme j’exhalais ma déconvenue, nous avons fait un bout de chemin inutile… Et encore, puisque la nuit va tomber et que nous n’irons guère plus loin aujourd’hui, n’est-ce pas un hasard heureux qui nous a amenés ici pour y camper devant ce beau paysage, à l’abri des turpitudes humaines !

Nous étions sur une terrasse naturelle, enclose d’un chaos de rochers calcaires qui descendait en pente douce, baignée par le clapotis langoureux de la baie. Somptueusement bleue, celle-ci développait jusqu’à l’horizon marin sa solitude apaisante bornée par la longue falaise de l’autre bord qui rougeoyait tel un mur de cuivre aux derniers rayons du couchant.

 

*1 Il s’agit de l’Ile du Levant où les deux héros ont pratiqué le naturisme.

Un article de Pierre Murat

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